«Vouloir contrôler Internet est illusoire» par Sabine Delanglade
En à peine plus de deux siècles, le monde développé a connu trois révolutions industrielles, le chemin de fer et la machine à vapeur, l'électricité et, aujourd'hui, l'informatique et les télécommunications. A cette dernière il manquait son gourou, son sociologue. Elle l'a trouvé en Manuel Castells. Car ces réseaux qui transportent l'information à la vitesse de la lumière bouleversent bien sûr économie et marchés financiers, mais aussi tous les rapports humains, politiques, sociaux, culturels. Castells montre en particulier pourquoi le pouvoir a peur d'Internet, et comment le mouvement antimondialisation a pu, grâce au Réseau, agréger tous les mécontents de la planète.
Né en 1942, Manuel Castells a dû quitter son Espagne natale, pour cause d'activisme antifranquiste. En France, où il trouve refuge à l'âge de 20 ans, il se construit une réputation mondiale de spécialiste des questions urbaines. Après son départ, en 1979, pour Berkeley (Californie) à la suite d'un froid avec l'Ecole des hautes études, où il enseignait, il se passionne pour la Silicon Valley et la révolution de l'information, dont il tire, en 1996, L'Ere de l'information, œuvre devenue «la» référence sur le sujet. Plus récemment, La Galaxie Internet (Fayard) en a repris de façon concrète et passionnante les thèmes principaux. | L'ère de l'information ouvre la voie à une nouvelle révolution économique. L'éclatement de la bulle Internet la remet-elle en question? Evidemment non, mais ne mélangeons pas tout, les projets fantaisistes de quelques dotcom, une volatilité financière devenue endémique, et la hausse des valeurs technologiques, due à l'anticipation du rôle de ces entreprises, qui, elle, reste réelle si vous regardez la tendance depuis 1996. Ce qui est fondamental, c'est que cette révolution des technologies de l'information n'est pas simplement liée à des activités économiques. Au contraire, en instaurant une communication globale et multidirectionnelle, elle pénètre l'ensemble de l'activité humaine et de la vie politique et sociale...Peut-on vraiment parler d'une «nouvelle économie»? Après tout, elle est toujours régie par la loi du profit. C'est toujours une économie de marché, mais elle se caractérise d'une part par une productivité accrue, née de la flexibilité et de la décentralisation permise par l'organisation en réseau, et, d'autre part, par la relance de l'innovation. Aucun service de recherche et développement, dites-vous d'ailleurs, ne peut rivaliser avec la puissance d'un réseau de coopération planétaire. Prenez l'exemple de Linux, le système opérateur (operating system) le plus avancé du monde: il a bénéficié de l'apport de milliers de programmeurs qui, gratuitement, ont donné de leur temps pour l'améliorer, la seule condition étant que chaque nouvel arrivant sur le réseau fasse la même chose. Son initiateur, Linus Torvalds, n'est pas un génie de la programmation (même s'il est très bon programmeur), mais de l'organisation du travail! Quelle entreprise au monde aurait pu s'offrir une telle équipe de chercheurs? Oui, mais qui aura le copyright? Ceux qui se battent aujourd'hui pour un copyright sur Internet sont engagés dans une bataille d'arrière-garde, perdue d'avance, tout comme ceux qui veulent contrôler la musique sur Internet. Bien sûr, on peut coincer Napster, parce qu'il s'agit d'une entreprise qui a une existence légale, mais il existe quantité d'autres technologies. Ici, autour de moi, à l'université de Catalogne, tous les étudiants et chercheurs échangent de la musique gratuitement. Cela signifie-t-il la fin des droits d'auteur de la musique? Pas nécessairement, mais il faut trouver d'autres modèles de négoce. Autrefois, quand, grâce à l'électricité, on est passé de l'atelier artisanal de textile à la grande usine, était-ce la fin du textile? Penser que l'on va pouvoir contrôler totalement ce qui se passe sur Internet est donc bien une bataille perdue. Ou alors elle ne pourrait être gagnée qu'à condition d'assécher les sources d'innovation, elles-mêmes source de richesses futures. Faudra-t-il aussi repenser l'organisation du travail? C'est évident. A la bureaucratisation née de l'ère industrielle succède l'autonomie du travail, consubstantielle aux tâches en réseau. Mais le travailleur autonome doit savoir «surfer» pour chercher l'information et surtout être capable de l'utiliser. Ainsi, chez, par exemple, Zara, l'entreprise familiale espagnole de textile devenue le n° 2 mondial de son secteur, le vendeur non seulement maîtrise ses rapports avec ses clients, mais il doit aussi trier les informations sur les ventes de la journée, en faire l'analyse et les expédier à l'office central, qui en tirera des conclusions immédiates et très importantes pour l'entreprise sur les réassorts, les lignes à abandonner, etc. On peut qualifier ce mode de travail, caractéristique de l'ère de l'information, d' «autoprogrammable», par opposition au travail générique, qui reste tellement routinier, tellement découplé de toute activité intellectuelle qu'il peut être effectué par n'importe qui, et surtout par n'importe quelle machine. Lorsque ces travailleurs non qualifiés, incapables d'être «reprogrammés», ne sont pas remplacés, c'est simplement pour des raisons économiques. Vous dénoncez aussi le mythe de la grande fusion du multimédia... En effet, on est bien loin du boîtier unique par lequel passerait toute communication, en texte, en son ou en images. En réalité, en 2002, aucune forme de convergence n'est pratiquée à grande échelle, car aucune n'est rentable. Pour diffuser la télévision par Internet, il faudrait une capacité de transmission à peu près 50 fois supérieure à ce qui existe. Cela représenterait, pour les médias, des centaines de milliards de dollars d'investissement dans le haut débit! Mais, pour qu'ils soient rentables, encore faudrait-il que la demande existe. Et ce n'est pas le cas. En effet, à l'exception d'un petit pourcentage de jeux en ligne, le simple divertissement n'a pas besoin du multimédia. Celui qui rentre chez lui le soir a un usage totalement passif, végétatif de la télévision, et l'interactivité offerte par Internet lui importe peu; il ne voit pas l'intérêt d'avoir le choix entre 500 films de sexe et de violence, une dizaine lui suffit. Hélas pour eux, c'est en supposant l'existence de cette demande que les géants des médias, des télécommunications et de l'informatique, les AOL-Time Warner, les Vivendi Universal, se sont constitués... Sait-on au moins comment est utilisé Internet à titre individuel? C'est d'abord essentiellement un outil de travail: l'échange d'e-mails dans les entreprises et à domicile représente de 80 à 90% des usages. Mais il intervient de plus en plus aussi dans la vie personnelle, familiale: l'envoi de photos de famille par Internet se généralise; et 10% des internautes américains ont une page personnelle. C'est très facile, n'importe quel étudiant vous fait ça pour 20 dollars. Auparavant, seuls les gens «importants» passaient à la télévision. Maintenant, tout le monde peut s'offrir une audience de 500 millions de spectateurs! On dit souvent qu'Internet crée de nouveaux types de liens sociaux, plus fermés, plus désincarnés? Certes, Internet ne permet pas de bâtir des liens forts - une vraie amitié, par exemple - mais il contribue à maintenir les liens faibles. D'habitude, même si vous n'avez pas le temps de voir vos parents ou vos amis intimes, vous ne les oubliez pas. En revanche, si cela vous demande un trop gros effort de communiquer physiquement ou par téléphone avec quelqu'un que vous ne connaissez que superficiellement, vous laissez tomber. Avec Internet, on maintient ces liens faibles: un e-mail, c'est beaucoup plus simple qu'un coup de téléphone. Non, Internet ne contribue pas à l'isolement. Au contraire! Alors, Internet, c'est la liberté? Absolument. Car Internet, imprégné de la culture libertaire des campus scientifiques américains, a été conçu et développé avec cet objectif. Ce n'est pas pour rien que la France a préféré tout d'abord le Minitel, un système vertical bureaucratique. Mais il y a le revers de la médaille: le Réseau véhicule aussi, par exemple, des appels à la violence, le terrorisme... Je ne dis pas qu'il n'y a pas de mauvaises choses qui se passent sur le Réseau. Mais Internet n'est pas hors la loi. Des lois, un Code pénal existent, il faut les appliquer, de la même manière qu'ailleurs. Mais ne faisons pas de censure préventive! De toute façon, les terroristes n'utilisent pas Internet. Le FBI, qui ne connaît rien à ce qui se passe dans le monde, sait en revanche très bien ce qui se passe sur le Réseau, grâce à son programme Carnivore qui y intercepte, généralement illégalement, les communications. Le problème, dans la prévention du terrorisme, ce n'est pas qu'on ne peut pas contrôler Internet. C'est le faible niveau d'intelligence de nos services... d'intelligence, qui ne savent pas analyser le monde! La pornographie qui exploite les enfants et maintenant la lutte contre le terrorisme ne sont que des prétextes. La vraie question, c'est que les gouvernements ont toujours, à travers l'Histoire, fondé leur pouvoir sur le contrôle de l'information et de la communication. Déjà, la liberté de la presse a été un acquis fondamental pour la démocratie. Qu'il existe une possibilité de libre communication à l'échelle planétaire directement entre les individus, sans passer nécessairement par les médias, est extraordinairement subversif. Pour quelles raisons? Prenons un exemple. En février 1995, un petit groupe de guérilleros de rien du tout a pu s'offrir une force de frappe médiatique mondiale. C'était au moment de l'offensive de l'armée mexicaine: les zapatistes réfugiés dans la forêt ont lancé un appel au secours et, en deux heures, 30 000 messages ont été envoyés du monde entier vers la Maison-Blanche! Le Réseau a aussi énormément aidé le développement du mouvement antimondialisation en agrégeant des intérêts très divers dans une sorte de refus collectif d'être exclus du nouvel ordre mondial. De même que la constitution du mouvement ouvrier à l'ère industrielle ne saurait être isolée de son cadre d'organisation, l'usine, nous avons aujourd'hui une agora électronique, voie d'expression mondialisée des protestations. N'exagérez-vous pas un peu lorsque vous dites qu'Internet est un instrument fondamental de développement du tiers-monde? L'équation est très simple: le développement hors de l'économie mondiale n'existe pas. Il y a vingt ans, la construction d'économies différentes, centrées sur l'autosubsistance, dotées de processus lents de développement, aurait pu être envisagée. C'est trop tard: pour être dans l'économie globalisée, il faut désormais disposer des instruments de sa compétitivité, c'est-à-dire de ses réseaux d'information. Sans eux, ce serait comme avoir voulu, au début du XXe siècle, industrialiser sans électricité. On en est bien loin. Que proposez-vous? Il faudrait un plan Marshall technologique Nord-Sud qui serait bénéfique aux deux côtés, à l'exemple de celui que l'Amérique a offert à l'Europe après la guerre. Aujourd'hui, la situation est comparable. Les deux tiers de la planète, qui vivent dans des conditions misérables, sont d'immenses marchés potentiels, alors que les nôtres s'épuisent. Même nos ressources de main-d'œuvre innovatrice sont limitées: l'Europe est obligée d'aller chercher des ingénieurs indiens ou chinois. Il faut donc aussi relancer notre capacité d'innovation. Enfin, au plan sociopolitique, peut-on imaginer qu'un tiers de la planète concentre toute la richesse face à deux autres tiers de plus en plus pauvres? Là est bien la source, à mon avis, du terrorisme et de la déstabilisation politique. Ne mentionnons même pas l'aspect moral et éthique, puisque, après tout, nous savons bien que ce n'est pas lui qui dirige le monde! Existe-t-il des réalisations concrètes qui iraient déjà dans ce sens? Les Nations unies ont constitué une task force pour le développement global des technologies de l'information et de la communication, sous la direction personnelle de Kofi Annan, à laquelle je participe; elle rassemble les grands groupes technologiques, d'Alcatel à Nokia en passant par Siemens, Cisco ou Vivendi, et les principaux gouvernements. L'objectif est de se concentrer sur des projets gérables et de les suivre. Autrement dit, ne pas se contenter de distribuer de l'argent aux bureaucraties des gouvernements. Des comités se mettent en place dans différents pays et régions du monde. Même si je n'en attends pas de miracle, il faut quand même tenter le coup. Tout cela, finalement, n'est rien d'autre qu'une sorte de keynésianisme international. Quels sont les grands travaux de l'économie de l'information? C'est l'investissement dans les structures de l'information, les systèmes de télécommunication, les ordinateurs, les ressources humaines. Il ne s'agit pas du tout de brancher Internet dans les taudis, mais de le mettre, par exemple, au service de l'agriculture, qui pourrait par ce biais bénéficier de prévisions météo fiables ou des conseils agronomiques d'experts reconnus. Le Réseau peut aussi servir à développer le tourisme, l'éducation, les services de santé, etc. Finalement, c'est à peu près tout ce qui me reste de marxiste: je crois toujours aux forces productives! Encore faudrait-il au moins une prise pour brancher l'ordinateur! On peut se débrouiller avec du matériel fonctionnant à l'énergie solaire ou des transmissions par satellite. Mais, vous avez raison, c'est un cercle vicieux: on est sous-développé, on n'a pas d'électricité, on n'a pas de téléphone, et on ne peut donc pas se développer. Il faut briser cela par des programmes volontaristes. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Voilà quelques mois, je suivis avec un guide un parcours de safari-photo au Kwazulu-Natal et m'extasiai sur sa culture traditionnelle, sa connaissance des animaux sauvages. En réalité, tous ces animaux n'étaient pas de la région, ils avaient été importés de 1 000 kilomètres au nord, pour un programme de développement remplaçant l'agriculture traditionnelle par le tourisme. Et mon guide m'expliqua que toute sa science «traditionnelle», il l'avait fraîchement acquise grâce à Internet! Vous voyez, voilà à quoi sert Internet! Photos: Oriana Elicabe pour L'Express Manuel Castells, sociologue et spécialiste de la révolution de l'information. Dans un village de brousse, en Afrique. |  | 
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